La main d’Irulegi bouscule notre vision des Basques de l’antiquité
C’est une trouvaille majeure pour la compréhension de l’histoire antique des Basques de la fin de l’âge du fer, à l’époque où les Romains s’implantent en Hispanie et peu avant qu’ils ne soient absorbés dans leur empire. La main d’Irulegi tient son nom (provisoire) de ce site archéologique de la Navarre espagnole, à une dizaine de kilomètres à l’est de Pampelune, où elle a été découverte en juin 2021. Or, si elle ne mesure que 14,5 cm, son importance historique est majeure. Voilà pourquoi.
Les Vascons et les régions proto-basques de l’antiquité.
Les origines des Basques ont fait couler beaucoup d’encre. Une des hypothèses privilégiée aujourd’hui est que… Le language prédaterait ainsi l’apport indo-européen. L’ère géographique de peuplement et de language basque était probablement bien plus large dans l’antiquité que le Pays Basque actuel.
D’après les descriptions des Romains, notamment de César, il semble que beaucoup de tribus d’Aquitaine ou du nord-ouest de l’Espagne aient eu une origine pré-indo-européenne et des traits culturels basques. Si l’ère linguistique et culturelle proto-basque semble donc avoir été plus large et partagée avec les tribus, le territoire des Vascons proprement dit était principalement centré sur l’actuelle Navarre, bien que dépassant aussi sur les régions voisines du Gipuzkoa, de La Rioja, de Saragosse et de Huesca. Nos connaissances sur ce peuple sont assez maigres. Au Ier siècle de notre ère, les historiens Pline l’Ancien et Claudius Ptolémée dressent une liste des villes basques commandées par Auguste.
Les inscriptions prédatant la conquête romaine dans cette région utilisent les systèmes d’écriture paléohispaniques, mais sont rares et contestées. Dans ce contexte, toute découverte d’une inscription en proto-basque (le stade ancien du basque moderne, présentant des similitudes linguistiques importantes) est exceptionnelle.
La colonie basque d’Irulegi et les guerres civiles romaines.
Entre 80 et 72 avant notre ère, au cours des guerres sertoniennes, l’Hispanie devient un champ de bataille majeur au cours d’une guerre civile pour le contrôle de Rome qui voit s’affronter les armées de Quintus Sertorius, d’une part, et des généraux Metellus Pius et Pompée. Les tribus indigènes qui soutenaient une faction dans ce conflit s’exposaient à des représailles immédiates de la part de l’autre camp.
C’est exactement ce qui est arrivé aux habitants de la colonie située au pied du mont Irulegi, près de la vallée d’Aranguren, non loin de Pampelune. Ce site de peuplement, situé sur une montagne isolée entre les Pyrénées et la vallée de l’Ebre, avait un usage défensif et son origine remonterait à une période s’étalant entre le XVe et le XIe siècle avant notre ère. Au Ier siècle de notre ère, le village est fortifié et compte de nombreux bâtiments rectangulaires et orientés sud-nord, avec des fondations de pierre, des murs en briques d’adobe et des poteaux intercalés pour maintenir des toits en bois et chaume. Les habitations mesuraient en moyenne 70 m², et étaient séparées par des rues ou des espaces ouverts. Selon les experts, l’établissement avait un rôle important à l’échelle locale et régionale.
Lorsque les Vascons se retrouvent pris dans les soubresauts des guerres civiles romaines, les troupes de Pompée attaquent le village, et le réduisent en cendres – le site reste par la suite abandonné jusqu’au Moyen-Âge, lorsqu’un château est édifié sur la colline. L’incendie provoque l’effondrement des habitations, ce qui a pour effet de les sceller hermétiquement et de protéger le matériel qui s’y trouvait. Une aubaine pour les archéologues, qui commencent à travailler sur le site en 2018.
La main d’Irulegi : une fantastique découverte archéologique.
Le 18 juin 2021, l’archéologue Leire Malkorra fait une découverte sur le seuil de l’une des habitations, identifié comme le bâtiment numéro 6000. Un objet de bronze, en forme de main, enfouie sous les restes de charbon de bois et d’adobe brûlé provoqué par l’incendie de l’édifice. En s’effondrant, son toit a permis de préserver un grand matériel archéologique. Ainsi, outre la main de bronze, des céramiques étrusques et noires, des pièces de monnaie, des restes d’os d’animaux domestiques ont également été découverts. L’université d’Uppsala, en Suède, a daté ces découvertes du premier quart du Ier siècle avant notre ère avec une quasi certitude.
Au début, les chercheurs ont pensé que la feuille de bronze, découpée en forme de main droite, grandeur nature (elle mesure environ 14,5 cm de long) faisait partie d’un casque. Après analyse, sa composition s’est révélée assez commune dans les alliages antiques (53,19 % d’étain, 40,87 de cuivre et 2,16 de plomb).
Mais ce n’est qu’avec une analyse en laboratoire plus approfondie que l’objet s’est révélé comme une découverte archéologique de premier plan. En effet, les chercheurs s’aperçoivent qu’une inscription est gravée sur le métal. Entre mars et avril 2022, une analyse épigraphique détaillée est menée. L’inscription, gravée sur la face représentant le dos de la main, se lit avec les doigts tournés vers le bas. Elle comporte 40 symboles, répartis sur quatre lignes, et est rédigée en script semi-syllabaire paléohispaniques (comme l’ibérique ou le celtibère). Cependant, elle présente des caractéristiques laissant penser qu’il s’agissait d’un sous-système spécial, car elle ne coïncide pas exactement avec les autres écritures anciennes connues.
Mais c’est en déchiffrant l’inscription que les chercheurs ont pris toute la mesure de son importance. Car il s’avère qu’il s’agit du premier texte de l’histoire connu écrit en langue basque, repoussant de près de 1000 ans l’attestation écrite de cette langue. Pour le moment, seul le sens du premier semble clair : « sorioneku » fait écho au mot « zorioneko » en basque moderne, un mot composé aue l’on peut traduire par « bonne fortune » ou « bon présage ». Cela expliquerait aussi la fonction de la main : pendue vers le bas sur le seuil d’une maison, elle aurait servie de charme de protection (assez peu efficace, au vu des événements). C’est la première fois que l’usage de tel talisman est attesté dans la sphère ibérique de cette époque.
La Main d’Irulegi est sans aucun doute le premier document écrit en langue basque et dans une écriture spécifiquement basque [un alphabet qui comprend des lettres et des syllabes], et c’est aussi le plus long texte connu à ce jour. »
Javier Velaza, professeur de philologie latine à l’université de Barcelone.
Cette découverte exceptionnelle prouve que les Vascons utilisaient déjà le proto-basque sur leur territoire au Ier siècle avant notre ère, utilisant une version adaptée des systèmes écritures alors en usage dans la péninsule ibérique. La main d’Irulegi, en devenant la trace de basque écrit la plus ancienne connue à ce jour, vient donc remettre en question nos connaissances. Et elle n’a pas encore dit son dernier mot…