Un linceul de cannabis pour un homme des steppes
Au nord-ouest de la Chine, près de la frontière avec la Mongolie, se trouve la dépression de Tourfan. Cette région enclavée et aride est l’une des plus basses du globe. Au deuxième millénaire avant JC, un peuple s’y installe pourtant : on le connaît comme « royaume Gushi » ou « culture Subeixi ». Il a laissé derrière lui peu de traces et bien des questions que la découverte d’une tombe de plus de 2500 ans contribue à résoudre.
Le royaume Gushi et ses mystères.
La culture Subeixi (du nom d’une petite ville près de Tourfan) est l’une des nombreuses sociétés des steppes eurasiennes de l’âge du bronze qui colonisèrent les territoires immenses s’étendant de la Mer Noire jusqu’à la Sibérie et à l’ouest de la Chine et furent à l’origine de la célèbre route de la soie. Les découvertes archéologiques et les récentes recherches tendent à montrer que les Subeixis étaient un peuple caucasien (caractéristique qu’ils partagent avec d’autres peuples de l’ouest chinois, notamment les Tokhariens et les célèbres momies du Tarim) ayant des liens historiques et linguistiques avec les anciens Scythes et le peuple Rouzhi.
Les Subeixis sont les premiers occupants de la région de Tourfan, où ne se trouve à l’époque aucune oasis : le réseau d’eau qui l’alimente n’est mis en place que bien plus tard. Les Subeixis sont au contraire confrontés à un environnement aride et inhospitalier, souffrant de températures extrêmes pouvant s’étaler entre -27 et 32 degrés.
De nomade et pastorale à l’origine, la société subeixi semble devenir agro-pastorale au premier millénaire avant notre ère. Vers -850, ils commencent à cultiver du blé, du millet commun et de l’orge du Tibet et quelques-unes de leurs maisons ont été fouillées. Ils participent aussi à la route de la soie qu’ils contribuent à développer et dont ils retirent certainement des bénéfices.
Ces Subeixis tardifs seraient ceux que les sources historiques chinoises nomment Cheshi, et que la dynastie des Han Occidentaux aurait vaincu lors de la bataille de Jushi en -60. Durant les siècles suivants, les Chinois ne parviennent pas toujours à maintenir une emprise ferme sur la zone. Mais vers le milieu du premier millénaire après JC, l’installation de peuples turcophones dans la région semble entraîner la fin de la culture Subeixi.
On n’en sait donc bien peu sur cette société, c’est pourquoi l’étude de ses tombes est l’une des sources principales pour mieux la cerner… et faire des découvertes inattendues.
Un surprenant linceul de cannabis.
En fouillant le cimetière Jiayi, qui compte 240 tombes, une équipe archéologique a mis à jour la tombe d’un homme, âgé d’environ 35 ans à sa mort. L’analyse au carbone 14 du matériel enterré avec lui permet de la dater d’une période située entre -800 et -500.
La tête du défunt reposait sur un oreiller de roseau, mais ce sont surtout les 13 pieds femelles de chanvre qui ont attiré l’attention des scientifiques. Déposés sur son corps en guise de linceul, ils le recouvraient du bassin jusqu’à un côté du visage.
Cette découverte n’est cependant pas isolée : elle s’ajoute au contraire à une collection grandissante de preuves archéologiques montrant que le cannabis était répandu chez les Subeixis et dans la steppe eurasienne il y a des milliers d’années. Ainsi, dans le cimetière de Yanghai, situé non loin de celui de Jiayi, la tombe d’un shaman a été retrouvée il y a une petite décennie. Elle date des années -700 et on y a retrouvé un grand panier et un bol remplis de cannabis… 789 grammes, pour être précis. Leur étude scientifique a révélé qu’ils contenaient le composant psychotrope de la plante.
Du cannabis a également été retrouvé chez d’autres peuples de la steppe voisins et contemporains, avec lesquels les Subeixis avaient des liens. A l’ouest de Turpan, en Sibérie du sud, des graines de cannabis ont ainsi été retrouvées dans de nombreuses tombes scythes du premier millénaire avant notre ère, notamment dans la tombe d’une femme qui avait souffert d’un cancer du sein.
Du cannabis, pour quoi faire ?
Le cannabis est utilisé depuis longtemps par les humains pour se nourrir. Cependant, les graines retrouvées dans les tombes semblent trop petites pour que leur apport nutritif soit intéressant. On l’utilisait aussi communément pour fabriquer des cordes ou des vêtements : mais là encore, aucun textile en chanvre n’a été retrouvé dans les tombes de la culture Subeixi.
Il semble donc que le cannabis ait surtout été utilisé pour sa dernière qualité : ses effets psychotropes. La plante aurait alors pu être utilisée à des fins médicales, par exemple pour soulager la douleur de cette femme scythe atteinte de cancer, ou bien elle pouvait rentrer dans les rituels religieux, en l’inhalant ou en le consommant dans des breuvages rituels, comme le faisait peut-être le shaman de la culture subeixi.
Local ou importé ?
La découverte de ce linceul de cannabis répond par ailleurs à une question que les trouvailles antérieures n’avaient pas pu résoudre : le chanvre était-il cultivé localement ou importé ? Comme les plantes ont été disposées entières pour former un linceul, on peut en déduire que le cannabis a été récolté frais pour les funérailles, et donc qu’il était cultivé localement. De plus, seulement des pieds femelles ont été déposés sur le cadavre. Or leurs têtes – qui portent les fleurs – ont été coupées, mais quelques fragments ont montré qu’elles étaient presque arrivées à maturité : elles auraient donc été récoltées à la fin de l’été.
La découverte effectuée à Jiaya témoigne pour la première fois de son utilisation comme linceul et souligne encore son importance chez les Subeixis. M. Jiang, le responsable de l’équipe qui a effectué cette découverte, juge même que la consommation de cannabis était « très populaire » dans la steppe eurasienne à cette époque. Bien avant que nos sociétés modernes ne réfléchissent à la légalisation – médicale ou non – de cette plante, les peuples eurasiens semblaient déjà largement le cultiver et l’utiliser pour ses effets psychotropes.